dimanche 26 décembre 2010

Entretien avec Pierre CHALMIN




Pierre CHALMIN, à l’occasion de la sortie de son dernier livre, Dictionnaire des injures littéraires (L’éditeur), a eu la gentillesse de répondre à quelques unes de mes questions.










1°) Comment est née l’idée de ce dictionnaire ?

L’idée est ancienne déjà, je l’ai eue il y a une dizaine d’années. J’avais en tête le mot de Léautaud : « Aimer, admirer, respecter, c’est s’abaisser. » J’étais révolté par la complaisance stipendiée de nos pseudo-critiques littéraires. J’ai voulu présenter les hommes célèbres, les gloires incontestées, sous la plume de leurs pires détracteurs. Je me rappelais aussi le mot de Chamfort : « La postérité n’est jamais qu’un public qui succède à un autre ; voyez ce que vaut celui d’aujourd’hui. » Bref, je voulais donner un coup de pied dans la fourmilière des idées reçues, bousculer le lecteur, qu’il comprît que les notoriétés se fabriquaient, qu’on n’était pas tenu de prendre pour argent comptant la réputation de tel écrivain consacré, tel poète réputé, tel peintre exposé au Louvre. Que la culture, c’est d’abord d’oublier toutes les conventions d’admiration et se forger ses propres critères. Enfin, la méchanceté, par définition plus lucide que la bonté, est un excellent excitant littéraire. On fait de bons mots avec de mauvais sentiments, c’est connu.


2°) Comment es-tu arrivé à rassembler l’ensemble de ces injures ? As-tu eu une méthode bien précise ?

En lisant !… Quant à ma méthode, je suis au regret de confesser qu’elle fut fantaisite. Si j’ai puisé systématiquement chez certains méchants réputés, de Voltaire à Cocteau en passant par Sainte-Beuve, les Goncourt, Flaubert, Barrès, Zola, Céline, Gide Mauriac ou Léautaud, j’ai repris des notes éparses, tenté de remettre la main sur un millier de citations paresseusement cornées dans quelques centaines d’ouvrages dont certains avaient entre-temps disparu de ma bibliothèque… Bref, une irritante impéritie, qui explique les lacunes nombreuses de ce Dictionnaire qui aurait dû avoir trois fois le volume qu’il a. Mon éditeur n’a pas souhaité d’autre part faire entrer dans cet ouvrage un grand nombre d’inconnus que je ressuscitais pour la beauté des outrages qu’on leur avait décernés.

3°) Pourquoi avoir souhaité ne pas limiter finalement ce dictionnaire aux pures figures littéraires?

Je regrette que le titre de ce dictionnaire prête à confusion : il s’agit d’un dictionnaire des injuriés, je n’ai jamais eu d’autre projet en tête et n’ai pas « finalement » décidé d’élargir mon sujet… Le titre initial était : Dictionnaire des Injuriés. Mon éditeur en a changé sans me consulter. Il avait au moins une bonne raison à cela : celle de pouvoir décliner l’idée si cet ouvrage marchait. C’est ainsi qu’on m’a annoncé que paraîtrait bientôt un « Dictionnaire des injures politiques »… Il s’agit de marketing et de rien d’autre.

4°) Quelle est ton injure préférée dans ce dictionnaire ?

La longue épître qu’adresse Fénelon à Louis XIV (p.391-398) : il se met à la place de Dieu le Père, c’est l’altitude idéale et la seule position possible pour outrager un Roi de droit divin, celui qui passait pour le plus grand de la Terre. Une prosopopée sublime. Le Jugement Dernier avant l’heure. Les griefs de Fénelon sont historiquement et moralement fondés, et son français est un pur délice, ce qui ne gâte rien.

Pour reprendre un mot de La Bruyère que je place en épigraphe : « La moquerie est de toutes les injures celle qui se pardonne le moins. » Les injures moqueuses ont ma préférence : elles témoignent du sang-froid de l’insulteur qui loin de se laisser emporter par la haine ou la colère, ne vise qu’à ridiculiser son adversaire. La missive de Voltaire du 30 août 1755 à Rousseau, réfutant allégrement la théorie de l’homme perverti par la société et qui se termine sur une invitation à venir à Ferney « brouter nos herbes » (p. 589), est un modèle du genre.

J’ai souvent été injurié dans ma vie. Chaque fois que je décelais la hargne de mon ennemi, sa volonté de me faire du mal à tout prix, j’éclatais de rire ! Il avait perdu : il me haïssait, j’occupais par conséquent son esprit (si peu qu’il en eût) bien plus qu’il n’occuperait jamais le mien : il ne me restait qu’à le mépriser…


5°) As-tu eu des limites, te disant : « Cette insulte, je ne peux pas la mettre… » et si oui, pourquoi ?

J’ai sans doute censuré de mon propre chef quelques injures que je jugeais trop bêtes, à l’encontre d’auteurs qui me sont chers.

Mon éditeur quant à lui a eu des scrupules commandés par le droit pénal ou l’idéologie actuelle. Beaucoup d’injures antisémites ont été supprimées, évidemment liées à un contexte historique déterminé. Des injures misogynes ou « homophobes » également. Il paraît que de Gaulle et/ou les Arabes sont aussi à ménager aujourd’hui. Cette injure a par exemple été supprimée :



« Qu’est-ce que les Arabes ? Les Arabes sont un peuple qui, depuis les jours de Mahomet, n’ont jamais réussi à constituer un État… Avez-vous vu une digue construite par les Arabes ? Nulle part. Cela n’existe pas. Les Arabes disent qu’ils ont inventé l’algèbre et construit d’énormes mosquées. Mais ce fut entièrement l’œuvre des esclaves chrétiens qu’ils avaient capturés… Ce ne furent pas les Arabes eux-mêmes… Ils ne peuvent rien faire seuls. »

Charles de Gaulle

cité par Cyrus Sulzberger, Les Derniers des Géants



Je m’y attarde parce qu’elle jugeait autant l’insulteur que les injuriés. C’est ainsi que beaucoup d’outrages que j’appellerais des « auto-injures », ont sauté, le lecteur dans sa parfaite bêtise n’étant pas censé comprendre qu’il y avait de l’ironie dans le choix du compilateur, et qu’en somme l’insulteur se ridiculisait tout seul…

Enfin, on pourrait parler des injures auxquelles j’eusse finalement renoncé, celles qui visent nos contemporains : « On a toujours un peu honte de citer des noms qui dans cinquante ans ne diront plus rien à personne. » (Baudelaire)


6°) Comment perçois-tu le milieu littéraire actuellement?

Comme un milieu au sens mafieux du terme.

Une industrie qui trafique les influences, brasse beaucoup trop de papier et encore plus de vent.

Les grands éditeurs parisiens ne publient, en fait de nouveautés, que de la merde : l’éternelle autofiction de la petite fille incomprise ou du poète maudit, qui s’étalent piteusement, noircissent des pages autour de la littérature, ne mettent pas leur peau sur la table, ne disent rien et le disent fort mal. Ils n’ont rien lu, rien vécu, rien senti. Des ectoplasmes illettrés.

Mais je ne crois pas à l’auteur génial victime d’une conspiration universelle : un véritable chef-d’œuvre finirait par être publié, hasard heureux ou salutaire malentendu. J’écris cela dans l’illusion de décourager les centaines de milliers de graphomanes que compte notre pays. S’ils ont été refusés, qu’ils n’insistent pas ! (Je fus moi-même éditeur, je sais de quoi je parle.)

Il existe enfin, en marge du « milieu », des petits éditeurs audacieux, cultivés, enthousiastes. Ils sont quelques-uns au goût assez sûr.

Si j’avais un conseil à donner, ce serait de ne pas lire ses contemporains, non seulement parce qu’il n’y a pas de raison de commencer par la fin, mais encore parce que notre époque est littérairement piteuse : il n’est que de la comparer pour s’en convaincre.


7°) Que penses-tu du prix Goncourt attribué à Michel Houellebecq et du Renaudot attribué à Virginie Despentes ?


« Un auteur qui reçoit un prix littéraire est déshonoré. » Je finis comme j’ai commencé, en citant Léautaud. Je ne comprends tout simplement pas que les lecteurs, sachant la corruption des jurés et du système, achètent des livres primés. C’est encourager le vice. Mettons que ces distinctions prouvent par l’absurde que les livres et les auteurs qui en font l’objet ne valent rien.

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